RDC : Quand des agents frontaliers vendent frauduleusement des certificats de vaccination


Au poste frontalier de Kasindi, entre la République démocratique du Congo (RDC) et l’Ouganda, ainsi qu’à d’autres endroits proches de la frontière, quelques billets de dollars suffisent pour contourner l’une des exigences sanitaires les plus importantes pour voyager dans la région : la preuve de la vaccination contre la fièvre jaune.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre du Southern Africa Accountability Journalism Project (SA | AJP) , une initiative de la Fondation Henry Nxumalo avec le soutien financier de l’Union européenne. Il ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant la position de l’Union européenne.

Cela a été confirmé par l’expérience personnelle du journaliste Jérémie Kyaswekera et une demi-douzaine d’autres voyageurs. Tous avaient acheté des documents sanitaires. Ces documents sont « vendus » par des agents du PNHF (Programme national d’hygiène aux frontières). Pourtant chargés du contrôle de l’état de santé des voyageurs, de vérifier les certificats de vaccination et d’administrer les vaccins à ceux qui en ont besoin, ces agents s’enrichissent sur les dos des voyageurs contre ces différents services.

Dans une région où les épidémies de fièvre jaune et d’autres maladies tropicales peuvent ravager des communautés entières, de telles fraudes représentent une menace grave. Des voyageurs obtiennent ce certificat sans jamais recevoir de vaccin. D’autres traversent la frontière moyennant des paiements informels auprès des fonctionnaires du PNHF. D’autres encore vont jusqu’à acheter des fausses cartes jaunes à moindre coût.

Pourtant, le processus légal pour obtenir une carte de vaccination contre la fièvre jaune est clair : le vaccin est disponible dans des centres de vaccination agréés soit dans les bureaux du PHNF (Programme National de l’Hygiène aux Frontières) se trouvant dans chaque ville du pays. Selon le règlement sanitaire international (RSI), après avoir reçu le vaccin contre la fièvre jaune (vaccin antiamaril), le voyageur est soumis à une période d’observation de dix jours.

Photo de l’affiche de sensibilisation relative à la carte jaune placé dans le bureau du PNHF Butembo

C’est cette période qu’on peut considérer que le vaccin est efficace et que le certificat international de vaccination est valide. En RDC, sur le plan légal, ce certificat coûte 35 dollars dans les frontières terrestres et dans les bureaux du Programme National de l’hygiène aux frontières.

« On ne peut pas traverser sans preuve de vaccination »

Le matin du 16 septembre. J’arrive au poste frontalier de Kasindi-Lubirihya. Comme chaque matin, la frontière était très mouvementée. Une foule de voyageurs se pressait pour franchir la frontière. Les files d’attente s’allongent devant les différents postes de contrôle. Certains traversent la frontière sans trop de formalité. D’autres, qui entrent ou sortent officiellement du pays, se soumettent à toutes les étapes de vérification.

Je me suis mêlé à la file des voyageurs alignés devant le point de contrôle sanitaire. Première étape obligatoire à cette frontière de Kasindi. A l’entrée de ce point de contrôle, un dispositif de lavage de mains que les gens n’utilisent presque pas. Sur le mur, une affiche de sensibilisation contre le Mpox. Dans ce petit bureau très étroit se trouvent trois agents du service de l’hygiène à la frontière : une femme d’une quarantaine d’années et deux hommes. L’un en lunette touche en tout moment sa barbe poivre et l’autre porte un gilet marqué du logo du PNHF.

Chacun semblait avoir une fonction précise : prélever les températures des voyageurs, vérifier les carnets de vaccination et les passeports, ou enregistrer les voyageurs. Leur manière de se passer des consignes montrait une certaine routine, notamment pour gérer les voyageurs non en règle.  Les voyageurs défilent devant eux à tours de rôle. Quand arriva mon tour, je présente mon passeport. La dame me regarda et répliqua : « Donne la carte jaune aussi ».

« Malheureusement, je n’en ai pas, madame ». Les trois agents se lancent des regards. Puis la dame transmit mon passeport au collègue barbu en lunette. Ce dernier prend ma température et enregistre mes coordonnées dans un vieux registre bleu. 

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La dame reprit la parole : « On ne peut pas traverser sans preuve de vaccination ». Puis elle suggère : « Pour que tu passes sans difficulté, on va te donner une note qui va te donner un libre passage. Mais tu vas payer 5 dollars ». J’ai tenté de négocier que le prix est trop élevé. Elle insiste car venait juste de payer 5 dollars pour son enfant d’environ 7 ans qui n’avait pas de carte jaune.

Après insistance, ils ont fini par accepter 4 dollars, que j’ai remis en équivalent local (12 000 francs congolais). La dame a discrètement glissé les billets dans un vieux cahier posé dans un coin du bureau. Ensuite, elle a demandé au plus jeune agent de me donner un jeton de libre passage.

Ce jeton est différent de ceux que j’avais déjà vus auparavant. Sur le document figurait mon prénom, ma température, la date du jour en manuscrit, la signature de l’agent et la mention « ne présente aucun danger sanitaire ». Mais aucun cachet officiel du PNHF ni dateur du PNHF. Intrigué, je suis revenu vers eux pour exprimer mon doute. Sans vergogne, la Dame se justifie : « L’encre du tampon et du dateur est finie ». Elle rassure : « De toute façon, tu n’as pas beaucoup de bagages, tu ne seras pas contrôlé rigoureusement, tu passeras sans problème ».

Je persiste pour demander s’il n’était pas possible d’obtenir directement une carte jaune pour éviter d’autres désagréments. L’un des agents explique que la procédure officielle est longue : « la carte coûte 35 dollars. Mais il faut d’abord te faire vacciner et attendre un délai d’observation avant de voyager ».

« y a-t-il un autre moyen pour l’obtenir rapidement la carte jaune sans suivre toute cette procédure ? ». Ils m’ont répondu tous presque en même temps que cela coûterait plus cher. « Combien ? » ai-je demandé. « C’est 50dollars », répondit la dame. J’ai essayé de négocier une réduction. Au début, ils ont refusé, mais j’ai insisté en disant que j’avais déjà payé 4 dollars pour le jeton, et qu’ils devraient en tenir compte. Finalement, ils ont accepté 45 dollars. Ils m’ont ensuite demandé de suivre leur collègue en lunette vers un bureau annexe situé derrière le bâtiment principal. C’est la salle de vaccination.

A peine 4 minutes de marche, nous y sommes arrivés. Nous étions là juste nous deux.  Là, il a rempli une carte jaune toute neuve à mon nom. En plus du vaccin anti amaril contre la fièvre jaune, il a aussi mentionné d’autres vaccins supplémentaires notamment contre la polio et la covid-19. Il m’a ensuite expliqué comment je devais répondre à d’éventuelles questions sur tous les vaccins mentionnés.

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Puis il a antidaté la carte au 20 juillet 2025 (alors que nous étions le 16 septembre). Selon cet agent, la date réelle allait entraîner une quarantaine ou d’autres problèmes au niveau des points de control. Après lui avoir remis la somme convenue, il m’a dirigé vers le service de migration pour poursuivre les formalités.

Ainsi, sans recevoir aucune injection, j’ai pu obtenir une carte jaune authentique mais frauduleusement délivrée et sans aucune injection, me permettant de traverser la frontière en toute apparence de conformité.

Nos enquêtes réalisées sur plusieurs mois montrent qu’il ne s’agissait pas d’un cas isolé. Des agents sanitaires frontaliers de l’est de la RDC se livrent à un commerce lucratif de faux documents de vaccination contre la fièvre jaune. Dans une région d’Afrique où les épidémies de fièvre jaune et d’autres maladies tropicales peuvent ravager les communautés, cette fraude constitue une menace importante pour la santé publique dans la région.

Un marché noir florissant aux frontières du Congo

Entre janvier et juillet 2025, j’ai interrogé et observé un certain nombre de voyageurs aux postes frontaliers de Kasindi et Nobili ainsi que dans les postes urbains du PNHF. Une tendance s’est dégagée, selon laquelle les agents du PNHF vendaient frauduleusement les documents sanitaires et de vaccination nécessaires pour traverser la frontière.

Normalement, les jetons de voyage sont réservés aux résidents qui habitent à moins de 30 km de la frontière et qui la traversent quotidiennement. Ils certifient que leur détenteur est en « bonne santé ». Mais ils sont vendus à des voyageurs internationaux pour un prix compris entre 4 et 7 dollars.

Les cartes jaunes authentiques sont vendues entre 35 et 50 dollars aux voyageurs qui n’ont pas été vaccinés. Les agents peuvent leur donner des conseils sur la manière de répondre aux questions des autres autorités.

Les cartes jaunes contrefaites circulent pour seulement 15 ou 20 dollars. Elles ne comportent souvent ni numéro de série ni cachet, mais sont tout de même utilisées avec succès aux postes de contrôle.

Les personnes que j’ai interviewées avaient toutes participé à un acte illégal en achetant l’un de ces documents. Elles n’ont donc accepté de témoigner qu’à condition de rester anonymes.

Une étudiante de Butembo m’a confié avoir acheté sa carte jaune dans un bureau du PNHF à Butembo, une ville proche de la frontière de Kasindi, sans avoir été vaccinée. « Je l’ai juste acheté dans un bureau du PNHF à Butembo lorsque je me préparais d’aller en vacance…mais honnêtement, je ne sais même pas si l’injection du vaccin contre la fièvre jaune se fait sur quelle partie du corps… » explique-t-elle avec un sourire embarrassé.

Elle raconte qu’un agent sanitaire rencontré sur place lui aurait clairement laissé le choix de prendre le vaccin ou non. Estimant que la vaccination n’était pas obligatoire, elle a préféré s’en passer et repartir simplement avec le précieux document.

Un autre voyageur a raconté qu’on lui avait proposé une carte “express” après qu’il eut expliqué devoir voyager en urgence. Il affirme avoir négocié le prix de 50 à 45 dollars. Le document était déjà pré-rempli avec plusieurs vaccins qu’il n’avait pourtant jamais reçus.

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Un enseignant d’université a expliqué avoir dû envoyer de l’argent à un intermédiaire à Beni, une autre ville de l’Est de la RDC, pour obtenir une carte jaune à distance en 2021, les bureaux locaux de Butembo étant alors en rupture de stock. « On m’a dit qu’il fallait agir vite, car les stocks étaient rares et très demandés. Le carnet est arrivé déjà rempli et scellé, sans que j’aie reçu l’injection. Dans ces conditions, j’ai compris que l’argent passait avant les règles », a-t-il témoigné.

Un journaliste basé à Beni a raconté s’être rendu à la frontière de Kasindi–Lubirihya en juillet 2024, où des agents ougandais lui ont délivré une carte de vaccination contre la fièvre jaune pour 30 dollars, sans qu’il soit vacciné. Selon lui, la pénurie à Beni et les prix plus abordables de l’autre côté de la frontière rendaient la démarche facile, surtout avec des contacts locaux.

De son côté, un commerçant de Nobili a confirmé que des cartes étaient souvent délivrées sans vaccination effective, soulignant l’absence d’un centre de vaccination local et la volonté des agents frontaliers de « trouver un arrangement » avec les voyageurs pressés.

Les enjeux sanitaires : la fièvre jaune en Afrique de l’Est

La fièvre jaune est une maladie virale transmise par les moustiques, pouvant provoquer de fortes fièvres et entraîner la mort. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) la classe parmi les maladies évitables par la vaccination et impose un contrôle strict aux frontières. Le Règlement sanitaire international exige la preuve de vaccination pour les voyageurs venant ou se rendant dans des pays endémiques.

Pourtant, l’est de la RDC reste une zone à haut risque. Les rapports de l’OMS montrent que l’Afrique de l’Est, notamment l’Ouganda, la RDC et le Kenya, a enregistré de nouveaux cas confirmés entre 2023 et 2025. En 2024 seulement, 124 cas confirmés ont été signalés dans 12 pays africains, dont la RDC. En avril 2025, l’OMS alertait que « la recrudescence des épidémies de maladies évitables par la vaccination menace d’annuler des années de progrès ».

En vendant de faux carnets de vaccination, les agents du PNHF entretiennent une illusion dangereuse de protection car les voyageurs semblent vaccinés sur le papier, mais ne le sont pas réellement. Ce faux sentiment de sécurité sanitaire accroît les risques d’épidémies dans une région marquée par d’importants mouvements transfrontaliers quotidiens.

Les autorités démentent

Interrogés sur ces pratiques, les responsables du PNHF ont minimisé ou nié les accusations. Au poste frontalier de Nobili, le chef du poste, Justin Nguramo, a déclaré « Ici, nous n’avons même pas de centre ni de vaccins. Notre rôle est de surveiller et de contrôler les voyageurs pour éviter la propagation des maladies d’un pays à l’autre. »

Mais en arrivant à Nobili, des cartes de vaccination sont bel et bien présentes dans ce poste de control sanitaire, alors même qu’aucune vaccination n’y est pratiquée. Or, en principe, ces carnets ne peuvent être délivrés qu’après injection du vaccin. À cette remarque, Adalbert Muliwavyo, officier sanitaire au poste du PNHF de Nobili, explique que « quelques pièces peuvent être retrouvées ici pour des raisons de sensibilisation ».

A Kasindi, le chef de poste du PNHF, Dr Richard, a reconnu que ses agents délivraient des « jetons de consultation », mais a précisé qu’ils n’avaient aucune valeur légale équivalente à la carte jaune, comparant le jeton à une étiquette de bagage dans un aéroport. Selon lui, les paiements effectués par certains voyageurs seraient de simples « gestes de générosité » de la part des voyageurs  envers les agents, et non de l’extorsion

«… Ce document c’est juste pour attester qu’on vient de consulter le passager, il est à bonne santé, on a fini avec lui, il peut poursuivre son voyage… Ce n’est pas une taxe. Ce n’est rien… C’est comme dans les aéroports lorsqu’on a fini à contrôler vos bagages, on y met une étiquette pour signifier qu’on a fini à contrôler. Mais, si par exemple un passager, par générosité remet 1000francs ou 2000francs à un agent, on ne peut pas dire que c’est une taxe. C’est un geste de générosité. Mais je ne dis pas qu’on le fait ici, et je n’ai jamais demandé aux agents d’officialiser ça…» A-t-il dis tout en soulignant qu’il est disposé à sanctionner en cas de dénonciation express.

Le coordonnateur provincial du PNHF, Erick Banga, basé à Beni a confirmé que les cartes sans numéros de série, sceaux ou codes QR étaient des faux documents. Mais il a refusé de commenter les accusations de corruption, affirmant qu’il était « nouveau à ce poste ».

L’aveu d’un ancien agent

La facilité avec laquelle ce journaliste a pu acheter à la fois un jeton et une carte jaune authentique mais frauduleuse est en soi choquante. Mais les témoignages d’autres voyageurs démontrent que cette fraude est systémique et touche plusieurs bureaux du PNHF dans la région. Un ancien agent frontalier a d’ailleurs confirmé que la délivrance frauduleuse de certificats de vaccination contre la fièvre jaune n’était pas un cas isolé, mais une pratique courante à la frontière. Il a finalement refusé de donner une interview formelle, mais son aveu reste éloquent.


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