Des pratiques de journalisme sous des « tirs » croisés de M23 et FARDC en RDC


Dans de conflits armés à l’Est de la RDC, des journalistes ont du mal à choir leurs saints. Nombreux sont balancés entre le besoin de mieux informer le public, celui de relais des différents belligérants et autres politiques. Lors de la guerre entre le M23 et les FARDC de 2012 à 2013, le Professeur Pierre N’sana, Enseignant-Chercheur en Information et Communication à ULB (Université libre de Bruxelles) et à l’IFASIC (Institut facultaire des sciences de l’information et de communication), constate différentes tendances dans la pratique du journalisme durant la période de conflits armés en RDC.

« Médias et conflits armés en RDC : des journalistes en danger, le journalisme en chantier ». C’est le titre de l’ouvrage paru en octobre 2021 et  tiré de la thèse soutenue par Pierre N’Sana à l’ULB. L’ouvrage scrute la manière dont des journalistes des médias émettant en RDC ont pu braver les dangers inhérents à la guerre et informer leurs publics sur le déroulement de celle-ci. Selon le chercheur, les informations diffusées sur le conflit armé entre le M23 et les FARDC ont conduit à la naissance d’une certaine variété de pratiques du journalisme en situation de conflits armés en RDC.

  1. Le journalisme effacé

Pour diffuser des informations liées à des conflits armés, l’expression du journaliste se cache souvent derrière celle des sources d’information et plus spécifiquement les responsables politiques et militaires. « De nombreux journalistes ont fait parler les sources pour se protéger eux-mêmes », explique le Chercheur. Même son de cloche pour des journalistes rencontrés par pierre N’sana, lors de ses recherches.

« Lorsque je vais sur le terrain et que je vois des cadavres des militaires, je vérifie d’abord de quels camps sont-ils. Mais, je m’abstiens d’en parler moi-même. Alors, je fais dire aux habitants, les témoins, le porte-parole militaire et puis moi j’ajoute ce que j’ai vu. Comme ça je suis couvert par le son du porte-parole », explique un journaliste de Goma. Ainsi, a la possibilité de faire dire à ses sources ce qu’il ne peut affirmer lui-même sans danger

  1. Le journalisme surveillé

D’autres journalistes expriment un sentiment de peur que leurs informations ne produisent des représailles de la part des autorités et de se retrouver dans des viseurs des services de sécurité. « Une information peut être vraie, vous devez parfois vous poser la question s’il faut la diffuser. Il y a toujours un risque que les services de renseignements vous tombent dessus. On a connu un cas comme ça, où après la diffusion d’une information, c’est le sommet des services qui était derrière nous », explique un autre journaliste rencontré dans le cadre des de mêmes recherches.

  1. Le journalisme assiégé

Il arrive aussi que des belligérants imposent les règles de travail aux journalistes et décident de ce qui doit être diffusé. Par exemple, lors de la guerre du M23 de 2012 – 2013, le gouvernement Congolais avait interdit aux médias de diffuser les propos des « assaillants ». Selon des témoignages des journalistes de Goma, même les responsables du M23 avaient aussi dicté leur conduite aux journalistes, y compris les questions à leur poser.

« Les rebelles m’avaient sorti de là où je me cachais et m’avaient demandé la radio. Ils avaient ensuite exigé que je leur accorde l’interview. Ils m’avaient donné des questions à poser, et je ne pouvais qu’obtempérer. Mais pour les auditeurs, ces questions venaient de moi-même. Voilà comment je peux être mal vu par mes auditeurs, parce qu’ils ne savaient pas que j’étaient sous contrôle, et qu’en réalité, j’avais perdu ma liberté. […] Quand les FARDC sont revenues dans la ville, ceux d’entre eux qui m’écoutaient à la radio avec le M23 se sont encore dits que j’étais un des leurs. Je me suis senti rejeté de partout ».

  1. Le journalisme embarqué

Peu de radios congolaises ont la capacité financière et matérielle de déployer des reporters sur des terrains éloignés. Certains médias avaient ainsi  accepté de participer à des voyages organisés par les autorités pour se déployer au front. « Ces initiatives peuvent donner lieu à de vastes opérations de manipulation des journalistes. Les productions issues de ces voyages encadrés sont largement orientées », comme en témoigne un directeur des informations dans une radio privée de Kinshasa.

« L’Agence nationale de renseignements avait, plus d’une fois, permis aux journalistes de Kinshasa, qui le désiraient, de se rendre au front. Ça s’organisait uniquement lorsque des militaires du M23 étaient tués ou battus. Mais une guerre, c’est dans les deux sens. Bon, à un moment, le M23 a commencé à nous faire des problèmes parce qu’en suivant nos informations, ils n’écoutaient qu’un seul son de cloche ; pas le leur ».

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Cette forme s’apparente beaucoup au journalisme assiégé. « Elle écarte toute possibilité, pour le journaliste, de rapporter des sons de cloche autres que ceux provenant de l’auteur de l’embarquement. Les sites à couvrir, les personnes à interroger et, dans certains cas, les mots à utiliser sont fortement suggérés au journaliste », explique le Chercheur.

  1. Le journalisme de communication

Très répandu bien avant le déclenchement du conflit armé, le journalisme de communication se caractérise par le recours à des pratiques consistant à placer l’information au service de la promotion de certaines sources intéressées. Cette information-communication au service de la source est généralement liée à un apport financier de cette dernière. Il peut aussi être lié à l’identité du propriétaire du média, certaines radios ayant pour vocation de communiquer au service de leurs actionnaires.

  1. Le journalisme patriotique

Il arrive aussi que le journaliste s’engage en faveur d’une cause qui paraît juste à ses yeux ou de céder aux appels d’élan patriotique, à l’instar de ceux lancés par le Gouvernement de la RDC au début du conflit. Cette tendance s’observe lorsque le journaliste s’engage à défendre sa patrie, qu’il estime en danger, ou lorsque le média dans lequel il travaille décide qu’il est de son devoir de défendre la nation ou la collectivité, au nom de ses auditeurs.

« Je pense que tout ce que nous avons comme principes professionnels demeure un idéal à atteindre. Mais je ne peux pas laisser quelqu’un qui est en train de se noyer et je le laisse parce que je dois revenir avec un bon reportage. La guerre met aussi la vie du pays en danger, mon devoir de citoyen me demande de venir à sa rescousse ».

  1. Le journalisme des vainqueurs

Il se manifeste en cas de victoire. Il s’agit d’une forme de journalisme triomphaliste, où les médias mettent en avant leur contribution à la victoire et se rangent du côté du vainqueur du conflit. Les efforts de neutralité, d’équilibre et d’indépendance à l’égard des belligérants laisse la place à un soutien aux vainqueurs, auxquels le journaliste lui-même s’identifie.

Selon le Professeur Pierre N’sana, les différents propos et témoignages recueillis lors de ses recherches soulignent la tension entre responsabilité professionnelle et responsabilité citoyenne, ainsi que les interrogations sur la possibilité et les conditions de la neutralité du journaliste en période de conflit.

Rédaction icicongo.net


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